CONFÉRENCE
"Le facteur humain dans l'enseignement supérieur au temps de la haute technologie : au-delà des banalités"
Brest, École Navale, 19 juin 2008

Contexte

Cinquième Colloque Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur.
La journée sur le site de l'Ecole Navale.
Plus de photos

Texte de la conférence

Michel Puech. "Le facteur humain dans l'enseignement supérieur au temps de la haute technologie : au-delà des banalités" (Brest, École Navale, 19 juin 2008)

Amiral, Mesdames et Messieurs les organisateurs, chers collègues,

Je vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer devant vous, et à échanger avec vous — car nous disposerons d’un peu de temps pour débattre.

Mon objet de réflexion est l’Homo Sapiens Technologicus. C’est l’être que nous sommes nous-mêmes, pour la partie Technologicus surtout, et aussi l’être que nous devrions devenir, pour la partie Sapiens, qui veut dire sage. Cet objet de réflexion nous reconduit donc à la fois à la question de base de la philosophie, l’impératif imposé à Socrate : « Connais-toi toi-même ! » (en tant que Technologicus), et à la question de base des philosophies contemporaines pragmatistes auxquelles je me rattache : « Qu’est-ce qu’on fait… ? » (Sapiens).

Je m’exprime donc comme philosophe, philosophe de la technologie, depuis l’extérieur des sciences de l’éducation, mais en praticien de l’éducation, et avec des idées tirées du réel et applicables au réel, en l’occurrence le réel de l’enseignement supérieur pour aujourd’hui et demain, c’est-à-dire au temps de la haute technologie.

l’Homo Sapiens Technologicus : le lien entre technologicus et sapiens

Philosophe de la technologie, je voudrais défendre une sorte de paradoxe : plus notre monde devient technologique plus le facteur humain est important. Je voudrais juste réinterpréter un peu ce que veut dire « technologique » et ce que veut dire « facteur humain ». Car vous avez sans doute remarqué dans mon titre cette revendication : « au-delà des banalités ». Commençons par là.

« Banalités… » ? Les grandes phrases comme celle-ci : « Ici, nous formons avant tous des hommes/femmes pour le monde de demain … » ne peuvent pas être suivies de phrases du type : « Et maintenant prenez votre polycop d’exercices à la page 5 et cherchez l’exercice n°1 sur la diffusion gazeuse dans les milieux poreux nanométriques ». Pour dépasser ces banalités (bienveillantes), il nous faudrait un lien plus fort entre le technologique et l’humain. Pas simplement les juxtaposer, fût-ce avec les meilleures intentions du monde.

C’est l’idée que je propose. Le facteur humain ne peut être un élément « cosmétique » de nos programmes d’éducation, et, paradoxalement, ceci est dû à l’avancement technologique, à ce qu’est aujourd’hui la technologie. Ou plus exactement : ceci devrait nous être imposé par la nature de la technologie contemporaine. Pour faire la différence entre une simple reproduction du monde industriel et la construction d’un monde meilleur, comme nous en avons, j’imagine, l’intention, il faut chercher ce lien entre technologique et humain : plus technologique et plus humain.

Sans ce lien, nous sommes condamnés à former d’un côté des « techniciens » pour qui le facteur humain sera un simple paramètre (particulièrement désagréable à gérer) et d’un côté des « lettrés » qui vivent en esprit dans un autre monde que le monde réel. Si j’ai bien compris, nous sommes ici pour éviter d’en arriver là. J’essaie de ne pas fabriquer ce genre de lettrés, vous essayez de ne pas fabriquer ce genre de techniciens.

ce qu’est aujourd’hui la technologie

Qu’est-ce que la technologie aujourd’hui, selon les nouvelles écoles de philosophie de la technologie, un peu méconnues en France peut-être, et que j’essaie d’acclimater ? La technologie contemporaine a produit un changement qualitatif, elle a franchi un seuil : elle doit être comprise au-delà de la simple notion de moyens, comme un potentiel, un potentiel dont nous pourrions faire quelque chose, quelque chose de mieux que ce que nous en faisons. Cette idée simple s’applique à tout : la télévision et l’ordinateur, les médicaments, les moyens de transport… Nous n’avons pas seulement des « moyens », nous avons des potentiels.

Nous tournons une page de civilisation, nous sortons de l’âge industriel et nous entrons dans une ère technologique caractérisée par l’abondance, matérielle et informationnelle. La vie quotidienne en est bouleversée, l’économie aussi, toute la culture en est bouleversée, y compris la culture des valeurs. Les provocations « transhumanistes » (nouvelles philosophies affirmant que l’humain doit se transformer radicalement, y compris par des substance psychotropes, des mutations, des implants, et réaliser une fusion avec les intelligences artificielles…) sont utiles : pour nous faire sentir à quel point le système de valeurs hérité (supposé « humaniste ») ne correspond plus aux potentiels de la technologie.

Le lien plus profond entre le technique et l’humain commence à se dessiner : la technologie contemporaine nous pose des questions de valeur, elle nous impose des décisions, des choix culturels, des choix de civilisation — comment voulons-nous concevoir nos enfants ? subir la mort ? modifier le climat ? produire et consommer de l’énergie ? menacer nos ennemis potentiels ?... Ce sont des questions de même nature que celles que se posait la philosophie en son commencement grec ; nous devrions en tout cas leur donner un statut équivalent. Je suis même convaincu que la philosophie de la technologie est aujourd’hui la philosophie « générale », c’est-à-dire fondamentale.

Car la technique n’est plus aujourd’hui seulement l’affaire des « techniciens ». Pour reprendre une tournure facile : la technique est une chose trop importante pour être laissée aux techniciens. Ce terme, « technicien », s’applique d’ailleurs de plus en plus exclusivement à des opérations de maintenance courante : le réparateur de télé et le garagiste sont des techniciens. La technologie contemporaine, sa compréhension et sa gestion, relèvent d’un autre niveau. Mais ce n’est pas celui d’une élite de super-techniciens, de super-garagistes. Les ingénieurs que nous avons à former ne sont plus de super-techniciens. Car aujourd’hui la décision technologique pourrait bien être celle de l’usager, de l’utilisateur final, selon un principe de primat de l’usage. Ce sont les voitures que les gens décident d’acheter qui roulent dans les rues, même quand elles sont aberrantes (les « 4x4 »), ce sont les programmes que les gens décident de regarder qui passent à la télé, même quand ils sont débiles. C’est l’usage qu’en ont fait ses usagers qui a créé l’Internet et continue à piloter son développement. Derrière tous ces usages il existe bien sûr de la haute technologie, mais la coévolution entre les humains et leurs technologies n’est pas conduite, me semble-t-il, par des innovations qui « descendent » de la haute technologie. La haute technologie devient de plus en plus transparente. Les « tuyaux » sont toujours aussi importants, mais la relation avec le « contenu » s’est inversée : dans une logique industrielle, on améliore les tuyaux et on voit ce qu’on pourrait y mettre ; dans une logique postindustrielle : on se demande ce qu’on veut faire, et, si on n’a pas les tuyaux, on essaie de les inventer. Mais nous avons déjà beaucoup de tuyaux et pas grand chose dedans… Peut-être est-ce en début de cycle (qu’est-ce qu’on veut faire ?) qu’il nous manque quelque chose.

La technologie n’est plus aujourd’hui de la science appliquée, en priorité. Elle est la texture de notre existence quotidienne, selon l’expression du philosophe Don Ihde. Notre relation avec les artefacts technologiques est de l’ordre de l’intime, et pas du spectaculaire. Mais cette relation n’en reste pas moins importante, elle caractérise le mode d’existence de l’Homo Sapiens Technologicus. Ici, éventuellement, le philosophe peut-être utile, avec ses grandes idées et sa vision de loin, son recul, pour aider à voir ce qu’on appellerait en anglais the big picture, pour aider à voir le tableau dans son ensemble et à comprendre son sens.

Un excellent spécialiste des technologies appliquées, le Britannique Arnold Pacey, a étudié le cas de pompes à eau implantées en Inde et qui cassaient inexorablement, quels que soient les efforts des ingénieurs occidentaux. Jusqu’à ce qu’on prenne en compte la dimension totale de l’implantation « technique », sa dimension humaine, psychologique, sociale, économique : on constate que les pompes installées sur la voie publique, dont personne ne se sent responsable, se dégradent très vite, alors que les pompes installées chez un particulier, un chef de village souvent (qui éventuellement fait payer une petite somme pour y donner accès) restent en parfait état. On pourrait philosopher ici sur les commons, les « biens communs », et la tragédie de leur dégradation, mais Pacey en tire surtout la conclusion suivante : la technologie aujourd’hui n’est plus seulement une question de mécanismes qui fonctionnent, elle est une question d’existence humaine, globale, une dimension dans laquelle isoler le « facteur technique » pour le traiter séparément n’a plus de sens (le technicien descend de l’avion, répare la pompe et remonte dans l’avion). Je ne veux pas dire : n’a plus de sens « philosophique », je veux dire : n’a plus de sens opérationnel, ne fonctionne plus, pragmatiquement. Le problème n’est pas que la situation est « humainement » mal gérée, mais que la pompe ne fonctionne pas ! Et notre travail est de la faire fonctionner, pour que les « humains », matériels, aient de l’eau potable à boire.

Nous savons aujourd’hui qu’on ne fait pas marcher des pompes à eau uniquement en améliorant la lubrification, l’étanchéité et la résistance mécanique des pièces. On ne fait pas marcher un réseau de télécommunication ou une usine de biotechnologies uniquement en optimisant ses paramètres techniques. On ne gagne pas une guerre uniquement en s’assurant de la maîtrise technique de l’espace aérien et des voies de communication. Et si on croit qu’il suffit d’ajouter un paramètre, le fameux « facteur humain », on aggrave la situation.

Cette dimension pragmatique, opérationnelle, du problème, permet de dépasser les banalités du genre « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Il ne s’agit pas de « ruine de l’âme », mais de cette situation nouvelle qui fait que le technologique et l’humain s’intègrent aujourd’hui d’une manière très particulière.

Michel Foucault parlait des « technologies de soi » et les référait aux écoles de sagesse antique. Notre rapport à la technologie est différent mais le lien entre le soi et l’appropriation des technologies reste essentiel, autrement.

L’Internet me semble être le modèle des nouvelles logiques de la technologie. Une haute technologie, mais simple et robuste, dont la valeur est devenue exponentielle à cause du primat de l’usage, de ce qu’en font ses utilisateurs individuels. C’est une logique d’appropriation, et c’est là le lien le plus fort entre l’humain et la technique. Cette appropriation n’est jamais acquise, elle est à conquérir, à réaffirmer, elle est souvent une réappropriation, par référence aux idées de Thoreau, de Gandhi, d’Ivan Illich… Non parce que les technologies seraient en elles-mêmes « aliénantes », comme au disait au siècle dernier, mais parce que les humains négligent de se les approprier. Par manque de soin, négligence, plutôt que selon un destin collectif fatal.

le facteur humain

La notion de facteur humain (« à ne pas négliger… » nous rappellera-t-on ici et là) est trop étroite. Car si le « facteur technique » n’est pas isolable dans les technologies modernes, le facteur humain ne l’est pas non plus. Sinon, il n’est qu’un facteur technique de plus. Il y a au minimum une idée à retenir de Heidegger sur la technique : la technique ne peut pas être considérée comme étant elle-même un problème technique.

« Facteur » désigne en réalité celui qui fait (facere), au sens de l’action humaine et en même temps au sens de la fabrication (le factor effectue en anglais un doing et un making), et nous devrions approfondir cette notion. Le « facteur humain » n’est pas un paramètre (humain) mais un acteur : le soi qui agit. Dans la transmission culturelle, dans l’éducation des humains, c’est cela que nous recherchons : un soi capable, au sens que donne Paul Ricœur à ce terme — capable d’action, de responsabilité, d’être soi. Exactement le contraire d’un paramètre.

Malheureusement, c’est là que nous sommes peut-être en difficulté, et pas seulement dans les écoles d’ingénieur. Dans nos sociétés, l’abondance produite par la technologie, abondance matérielle mais aussi abondance informationnelle, n’est pas utilisée pour produire des sois capables, des sois consistants, mais en grande partie me semble-t-il pour produire ce que les philosophes appellent « déréliction » chez les individus et ce qu’on peut appeler « désuétude » dans les institutions. Des sois et des institutions qui ne semblent plus être habités par de l’humain (c’est le sens du mot « déréliction »). Je pense à ces expériences de cauchemar où l’on a envie de hurler « Mais est-ce qu’il y a quelqu’un là-dedans…? ». Ce cauchemar est réel, face à certaines institutions mais aussi face à certains humains. Où sont les « quelqu’uns » qui seraient quelqu’un ? Qui pourraient répondre ? Nous avons à les former, ou plus exactement à les susciter.

Non pas parce que la modernité technologique « déshumanise », ce qui est une banalité et surtout une absurdité, mais parce que nous ne prenons pas assez soin de nous humaniser dans le sens nouveau que nous impose la nature du monde moderne. L’idée que je défends (plus de technologie implique plus de formation humaine) ne signifie pas : pour « résister » à la technologie, facteur humain contre facteur technique ; mais au contraire : pour réaliser les potentiels de la technologie, les potentiels humains de la technologie.

J’ai été très étonné, et en réalité je l’avoue un peu déçu, de constater que souvent les sciences humaines pratiquées en école d’ingénieur sont des réflexions sur la manière de « résister » à la technologie. J’y ai entendu bien des exposés sur les dangers, notamment politiques, que représentent les réseaux d’ordinateurs par exemple, et peu de choses sur ce qu’on peut en faire, notamment d’humain : maintenir un contact avec des proches qui sont au loin, accéder à un contenu culturel (audiovisuel ou « grand texte »), apprendre vite et bien dans n’importe quel domaine, s’exprimer…

L’exemple de la médecine est parfait pour démontrer à quel point on ne peut pas du tout, à aucun moment, dissocier l’humain le plus élémentaire du technologique le plus avancé, et à quel point, donc, la question est de comprendre comment le plus humain est un plus technologique (souvent : un mieux technologique, mais j’affirme que c’est cela une meilleure technologie). La souffrance et l’attente du patient, sa demande ou sa résistance, la responsabilité du soignant, ses propres attentes, composent une situation unique, au même titre que le scanner ou l’interféron, dans un réseau où les humains et les non-humains échangent sans cesse, un réseau hybride d’humain et de technologie. Nous sommes en train de dépasser une médecine « industrielle » qui soignait des pathologies et pas des humains, nous réintroduisons en médecine une logique du soin, qui est typiquement mixte d’humain et de technique, indissociables à tout niveau de toute procédure médicale — depuis la fécondation assistée jusqu’aux soins palliatifs, en passant par la mesure de tension artérielle. Il serait catastrophique de concevoir ce « retour du facteur humain » en médecine comme un combat contre la technologie, c’est au contraire la voie pour réaliser le meilleur de la technologie.

la diffusion culturelle et l’enseignement supérieur

Comment « travaille »-t-on le facteur humain, dans le monde contemporain ? Cette question bien mal posée mérite pourtant réponse. Par la culture. L’humain, ça se cultive, littéralement et dans tous les sens du terme. La diffusion culturelle, ou la transmission culturelle, doit devenir, dans le monde de l’abondance, une dimension « pervasive » (omniprésente ou presque, même si discrète, se répandant très vite) de la vie individuelle et des communautés humaines.

Cette culture, qui serait celle de l’Homo Sapiens Technologicus, sera donc la mise en capacité d’un soi, une culture de soi, de ses potentiels, et de la manière de les conjuguer à ceux des autres et du monde. C’est la différence entre former et formater (effacer toute information pour mettre aux normes). Selon ce que j’ai cru comprendre de ce colloque, c’est à cela que vous travaillez, c’est de cela que vous élaborez et testez les méthodes.

Il se s’agit pas de « haute culture », un terme désuet, qui ne veut rien dire et qui désigne chez ceux qui l’emploient emphatiquement la culture des professeurs de Français cinquantenaires, à base de littérature française du XIXe siècle. Cette culture morte formate les jeunes esprits plus qu’elle ne les forme, j’en suis désolé. Ce n’est plus de telles élites formatées que nous avons besoin. Même les « élites technologiques » pour une techno-démocratie sont très différentes des élites techniques de la société industrielle.

Qu’était la culture technique à l’âge industriel ? Un savoir spécialisé, une responsabilité de décision et de gestion exercée par quelques-uns et qui impactait tout le monde. Et aujourd’hui ? En quel sens peut-on parler d’une culture technologique ? La technologie est faite d’une multitude d’artefacts qui sont à la disposition de tout le monde, faciles à utiliser (malgré ce que disent les esprits chagrins), insérés dans l’intimité des existences, dépendant de plus en plus de décisions qui appartiennent aux utilisateurs (primat de l’usage). Nous sommes de fait dans une techno-démocratie, même si nous restons en droit dans un régime de délégation des pouvoirs typique de l’âge industriel (délégation politique, technologique, éthique).

En pratique, nous avons les moyens d’une diffusion culturelle qui ferait exister dans les faits ce potentiel de techno-démocratie. La formation des adultes, Formation Continue ou cours Inter-Âges, occupent une place de plus en plus importante dans l’enseignement supérieur, les interventions d’universitaires en entreprise, mais aussi vers le grand public via les médias, à commencer par le Web, les médiathèques, etc., tout cela participe d’une « demande sociale » à laquelle on ne peut pas répondre par des pratiques de « formatage scolaire ». On peut ne pas y répondre du tout, certes. Mais c’est une opportunité de diffusion culturelle au sens dont je parle. En pratique, dans mes salles de cours, les étudiants de 3e âge ou les cadres en pleine vie active qui viennent chercher quelque chose de « formant » matérialisent cette mission de diffusion culturelle qui interpelle l’enseignement supérieur aujourd’hui.

J’appellerai volontiers culture de la culture l’objectif de formation humaine qui nous est devenu nécessaire. Il s’agit de ce que doit savoir et surtout savoir faire le soi dans le monde de l’abondance : utiliser les accès disponibles, pour se construire et participer à des projets collaboratifs. Ne pas subir les flux d’information mais savoir accéder aux contenus permettant de construire un soi consistant. Ne pas déléguer les prérogatives de responsabilité dont il pourrait avoir la charge lui-même. Il ne s’agit pas d’une culture de contenus, de possessions cognitives — moins que jamais. Il ne s’agit pas non plus de la « vraie » culture qu’il faudrait « protéger ». Cet objectif ne correspond plus au réel de notre civilisation. La formation d’une élite, culturelle et technologique, est à mon avis en même temps la mise en place des moyens de la diffusion culturelle la plus large. Pourquoi et comment ?

Je l’affirme, en tout cas, à partir de mon expérience : entre les livres pour enfants à partir de huit ans (j’en ai coécrits 45…) et les cours d’agrégation à la Sorbonne, je sens bien que je fais la même chose, exactement la même chose. J’ai essayé aussi de faire un livre sur la technologie qui s’adresse en même temps aux universitaires et au public (au lieu de faire deux livres, un pour le prestige et l’autre pour les ventes). Je suis convaincu que cette unification culturelle, difficile à définir, caractérise la modernité et constitue un potentiel extraordinaire.

Nous ne sommes plus à l’ère industrielle. Les établissements d’enseignement ne sont pas des usines, des chaînes de transformation du matériau humain, avec des tests en entrée (concours) et en sortie (examens), et dont la pédagogie serait une sorte de procédure qualité. Nous devons tourner cette page de production industrielle d’une élite, redéfinir la mission de l’enseignement supérieur.

Ce n’est pas un projet de réforme institutionnelle : j’ai personnellement abandonné toute idée de réforme de l’institution après deux ans d’exercice dans l’Éducation nationale. Je crois que les vrais problèmes ne sont plus au niveau des institutions. Ils sont au niveau des acteurs. La désuétude des institutions peut s’accompagner d’une nouvelle forme de mobilisation des acteurs.

Ce n’est pas l’institution qui forme des sois consistants… mais elle n’empêche pas non plus de le faire, en réalité, en tout cas dans mon expérience. Nous avons tendance à voir ce que les institutions qui nous emploient nous empêchent de faire ; je propose que nous fassions d’abord tout ce que les institutions qui nous emploient ne nous empêchent pas de faire, et je fais l’hypothèse que la situation globale en sera sensiblement modifiée. Telle est l’approche pragmatiste en philosophie : malgré tout ce qu’on n’arrive pas à faire au niveau global, faisons tout de suite tout ce qu’on peut faire au niveau local, et prenons le pari qu’après cela les données du problème « global » seront modifiées. Je tiens à votre disposition un stock d’exemples concrets, qui vont de « disposer les tables en cercle au lieu du rang d’oignons » jusqu’à un principe digne de Gandhi : « juste ne pas participer à ce qu’on condamne ».

L’enseignement, et particulièrement les humanités dans l’enseignement supérieur technologique, sont directement concernés par cette pragmatique. La transmission humaine de la culture est à mon avis au cœur des nouveaux problèmes opérationnels dans notre monde. La culture, entité fonctionnelle s’il en est (dans le vocabulaire de la gestion des entreprises) doit se développer aujourd’hui, je crois, en une sagesse opérationnelle capable de répondre à la technologie. Répondre signifie : il y a quelqu’un qui est en capacité de dire quelque chose, il y a un interlocuteur, un autre.

Pour préparer cette conférence j’ai exploré des travaux sur la question et discuté avec plusieurs enseignants en écoles d’ingénieur. J’en retire l’impression que les soucis d’« employabilité » des élèves-ingénieurs sont au premier plan — ce qui serait bien plus acceptable si nous avions une idée plus juste de cette « employabilité ». Pour y travailler, il faudrait peut-être cesser de rechercher des « retombées opérationnelles de la formation en sciences humaines », comme le demandent, semble-t-il, des conseils d’administration un peu déphasés culturellement : pas plus que la technologie n’est de la science appliquée, l’humanité de l’homme n’est de la science humaine appliquée. En raisonnant ainsi, en termes d’application « mécanique », on parvient à des aberrations : j’ai entendu parler de programmes qui forment les élèves-ingénieurs au savoir-être… en entreprise. Passer du savoir-faire au savoir-être, c’était bien, mais il faut encore faire un effort pour élargir ce savoir-être au-delà de l’employabilité en entreprise (telle qu’on l’imagine dans les écoles). — Car je me demande si les moins employables de tous les humains ne sont pas aujourd’hui ces « élites » formatées, qui ne ressentent même pas la désuétude de leur arrogance technocratique.

Vous pouviez penser jusque-là que je prêchais pour ma paroisse, c’est-à-dire les humanités, par opposition aux enseignements scientifiques et techniques… : pas du tout ! Au contraire, car ce clivage entre deux types d’enseignements, la fracture des « deux cultures » (sciences et humanités) nous ramène à celui que je conteste, le clivage entre le facteur technique et le facteur humain. L’intégration du technique et de l’humain s’applique à toute activité de formation. Sans empiéter sur le terrain des sciences de l’éducation, simplement par référence aux multiples expériences que nous avons tous vécues, je crois qu’on peut définir deux extrêmes : des enseignement supposés « culturels » ou relevant des « humanités » et qui sont en réalité morts, et mortifiants, des exercices de soumission symbolique où le professeur fait sentir au groupe de jeunes gens enfermés dans sa classe qu’ils sont bien loin de la vraie culture, que lui possède et protège (contre eux, en fait). Et à l’autre extrême, ces valeurs humaines que nous avons apprises autrement que par le canal officiel, je pense aux expériences de la vie extrascolaire, bien sûr, mais aussi à l’expérience humaine de l’enseignement en tant que telle. Car l’enseignement est une relation humaine, qui donne un sens particulier au « facteur humain ». Sans revenir à la notion dévalorisée de « charisme » que détestent, je crois, les sciences de l’éducation, nous avons tous appris des choses humaines en cours de maths ou en cours de gym. Cet apprentissage (positif ou négatif d’ailleurs) se faisait dans la relation humaine, certes, mais de manière indissociable dans la relation pédagogique « technique », dans l’apprentissage d’une technique de calcul ou de saut en hauteur. On apprend beaucoup plus que le vélo quand on apprend à faire du vélo avec son père ou sa mère. Conduire une voiture ou téléphoner sont des activités indissociablement humaines et technologiques, enseigner les maths ou la chimie aussi. — Il faudrait ajouter la dimension collaborative de l’apprentissage, collaboratif entre enseignés et entre enseignants, mais ce serait entrer vraiment dans les sciences de l’éducation et je ne le veux pas.

Quel rapport avec le sujet ? Celui-ci : la capacité humaine d’investir de sens et de valeur la relation d’enseignement est la même que la capacité humaine d’investir de sens et de valeur les technologies. C’est pour cela que mieux comprendre ce qu’est l’humain dans notre monde technologique c’est aussi mieux comprendre ce que peut être la relation humaine d’enseignement aujourd’hui. C’était en tout cas l’intuition que j’ai essayé de développer pour répondre à votre invitation.

conclusion : banalités ?

L’enseignement supérieur pour les temps de haute technologie n’a pas à s’inquiéter seulement de la course à plus de technologie, son problème central n’est pas la divination de ce qu’auront besoin de savoir les ingénieurs de demain. Ce n’est plus avec le savoir que nous avons un problème, nous avons beaucoup de savoirs et des méthodes pour en produire. Nous avons beaucoup de tuyaux et des méthodes pour fabriquer d’autres tuyaux.

Le problème central de l’enseignement est ce qu’auront besoin d’être les ingénieurs, décideurs et techniciens de demain. Voilà en quoi nous autres, pauvres enseignants, pourront faire la différence entre la reproduction du monde industriel et la construction d’un monde plus technologique et plus humain.

Suis-je vraiment allé au-delà des banalités ? Finissons pas cet exercice d’autodépréciation. Peu importe finalement, je vais conclure par une suggestion de William James qui est une leçon de sagesse : lorsqu’on essaie d’apporter des idées nouvelles, on commence par vous dire que ce n’est pas vrai et que vous avez tout simplement tort. Puis, au bout d’un certain temps, variable, vos idées s’imposent et alors on commence à vous dire que certes c’est vrai mais que tout le monde le sait et que ce sont des banalités. Et James de conclure : j’espère tristement que mes idées sont en phase 2. Moi aussi.

Je vous remercie de votre attention et vous cède bien volontiers la parole.

Bibliographie

JAMES William, Pragmatism. A new name for some old ways of thinking, New York, Longmans, Green, 1907 ; Prometheus, 1991 - http://www.brocku.ca/MeadProject/James/James_1907/James_1907_toc.html - trad. E. Le Brun, Le pragmatisme, Paris, Flammarion, 1911

HARRISON Andrew, Making and thinking: A study of intelligent activities, Hassocks, Sussex (UK), Harvester Press, 1978

PACEY Arnold, The Culture of Technology, MIT Press, 1983

BORGMANN Albert, Technology and the character of contemporary life. A philosophical inquiry, Chicago U.P., 1984

IHDE Don, Technology and the lifeworld. From Garden to Earth, Bloomington, In, Indiana University Press, 1990

RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Points Essais), 1990

PUECH Michel, Homo sapiens technologicus. Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine, Paris, Le Pommier, 2008 – http://technosapiens.free.fr


Contact

Michel.Puech@paris-sorbonne.fr