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CONFÉRENCE
"Le facteur humain dans l'enseignement supérieur au temps de la
haute technologie : au-delà des banalités"
Brest, École Navale, 19 juin 2008
Contexte
Cinquième Colloque Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur.
La journée sur le site de l'Ecole Navale.
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Texte de la conférence
Michel
Puech. "Le facteur humain dans l'enseignement supérieur
au temps de la haute technologie : au-delà des banalités"
(Brest, École Navale, 19 juin 2008)
Amiral,
Mesdames et Messieurs les organisateurs, chers collègues,
Je
vous remercie de m’avoir invité à m’exprimer
devant vous, et à échanger avec vous — car nous
disposerons d’un peu de temps pour débattre.
Mon
objet de réflexion est l’Homo Sapiens Technologicus.
C’est l’être que nous sommes nous-mêmes, pour
la partie Technologicus surtout, et aussi l’être
que nous devrions devenir, pour la partie Sapiens, qui veut
dire sage. Cet objet de réflexion nous reconduit donc à
la fois à la question de base de la philosophie, l’impératif
imposé à Socrate : « Connais-toi
toi-même ! » (en tant que Technologicus), et à
la question de base des philosophies contemporaines pragmatistes
auxquelles je me rattache : « Qu’est-ce qu’on
fait… ? » (Sapiens).
Je
m’exprime donc comme philosophe, philosophe de la technologie,
depuis l’extérieur des sciences de l’éducation,
mais en praticien de l’éducation, et avec des idées
tirées du réel et applicables au réel, en
l’occurrence le réel de l’enseignement supérieur
pour aujourd’hui et demain, c’est-à-dire au temps
de la haute technologie.
l’Homo
Sapiens Technologicus : le lien entre technologicus et sapiens
Philosophe
de la technologie, je voudrais défendre une sorte de
paradoxe : plus notre monde devient technologique plus le
facteur humain est important. Je voudrais juste réinterpréter
un peu ce que veut dire « technologique » et ce
que veut dire « facteur humain ». Car vous avez
sans doute remarqué dans mon titre cette revendication :
« au-delà des banalités ».
Commençons par là.
« Banalités… » ?
Les grandes phrases comme celle-ci : « Ici, nous
formons avant tous des hommes/femmes pour le monde de demain … »
ne peuvent pas être suivies de phrases du type : « Et
maintenant prenez votre polycop d’exercices à la page 5
et cherchez l’exercice n°1 sur la diffusion gazeuse dans
les milieux poreux nanométriques ». Pour dépasser
ces banalités (bienveillantes), il nous faudrait un lien
plus fort entre le technologique et l’humain. Pas
simplement les juxtaposer, fût-ce avec les meilleures
intentions du monde.
C’est
l’idée que je propose. Le facteur humain ne peut
être un élément « cosmétique »
de nos programmes d’éducation, et, paradoxalement, ceci
est dû à l’avancement technologique, à ce
qu’est aujourd’hui la technologie. Ou plus exactement :
ceci devrait nous être imposé par la nature de la
technologie contemporaine. Pour faire la différence entre une
simple reproduction du monde industriel et la construction d’un
monde meilleur, comme nous en avons, j’imagine, l’intention,
il faut chercher ce lien entre technologique et humain : plus
technologique et plus humain.
Sans
ce lien, nous sommes condamnés à former d’un côté
des « techniciens » pour qui le facteur
humain sera un simple paramètre (particulièrement
désagréable à gérer) et d’un côté
des « lettrés » qui vivent en esprit
dans un autre monde que le monde réel. Si j’ai bien
compris, nous sommes ici pour éviter d’en arriver là.
J’essaie de ne pas fabriquer ce genre de lettrés, vous
essayez de ne pas fabriquer ce genre de techniciens.
ce
qu’est aujourd’hui la technologie
Qu’est-ce
que la technologie aujourd’hui, selon les nouvelles écoles
de philosophie de la technologie, un peu méconnues en France
peut-être, et que j’essaie d’acclimater ?
La technologie contemporaine a produit un changement qualitatif, elle
a franchi un seuil : elle doit être comprise au-delà
de la simple notion de moyens, comme un potentiel, un
potentiel dont nous pourrions faire quelque chose, quelque chose de
mieux que ce que nous en faisons. Cette idée simple s’applique
à tout : la télévision et l’ordinateur,
les médicaments, les moyens de transport… Nous n’avons
pas seulement des « moyens », nous avons des
potentiels.
Nous
tournons une page de civilisation, nous sortons de l’âge
industriel et nous entrons dans une ère technologique
caractérisée par l’abondance, matérielle
et informationnelle. La vie quotidienne en est bouleversée,
l’économie aussi, toute la culture en est bouleversée,
y compris la culture des valeurs. Les provocations
« transhumanistes » (nouvelles philosophies
affirmant que l’humain doit se transformer radicalement, y
compris par des substance psychotropes, des mutations, des implants,
et réaliser une fusion avec les intelligences artificielles…)
sont utiles : pour nous faire sentir à quel point le
système de valeurs hérité (supposé
« humaniste ») ne correspond plus aux
potentiels de la technologie.
Le
lien plus profond entre le technique et l’humain commence à
se dessiner : la technologie contemporaine nous pose des
questions de valeur, elle nous impose des décisions, des choix
culturels, des choix de civilisation — comment voulons-nous
concevoir nos enfants ? subir la mort ? modifier le
climat ? produire et consommer de l’énergie ?
menacer nos ennemis potentiels ?... Ce sont des questions de
même nature que celles que se posait la philosophie en son
commencement grec ; nous devrions en tout cas leur donner un
statut équivalent. Je suis même convaincu que la
philosophie de la technologie est aujourd’hui la philosophie
« générale », c’est-à-dire
fondamentale.
Car
la technique n’est plus aujourd’hui seulement l’affaire
des « techniciens ». Pour reprendre une
tournure facile : la technique est une chose trop importante
pour être laissée aux techniciens. Ce terme,
« technicien », s’applique d’ailleurs
de plus en plus exclusivement à des opérations de
maintenance courante : le réparateur de télé
et le garagiste sont des techniciens. La technologie contemporaine,
sa compréhension et sa gestion, relèvent d’un
autre niveau. Mais ce n’est pas celui d’une élite
de super-techniciens, de super-garagistes. Les ingénieurs que
nous avons à former ne sont plus de super-techniciens. Car
aujourd’hui la décision technologique pourrait bien être
celle de l’usager, de l’utilisateur final, selon un
principe de primat de l’usage. Ce sont les voitures que
les gens décident d’acheter qui roulent dans les rues,
même quand elles sont aberrantes (les « 4x4 »),
ce sont les programmes que les gens décident de regarder qui
passent à la télé, même quand ils sont
débiles. C’est l’usage qu’en ont fait ses
usagers qui a créé l’Internet et continue à
piloter son développement. Derrière tous ces usages il
existe bien sûr de la haute technologie, mais la coévolution
entre les humains et leurs technologies n’est pas conduite, me
semble-t-il, par des innovations qui « descendent »
de la haute technologie. La haute technologie devient de plus en plus
transparente. Les « tuyaux » sont toujours
aussi importants, mais la relation avec le « contenu »
s’est inversée : dans une logique industrielle, on
améliore les tuyaux et on voit ce qu’on pourrait y
mettre ; dans une logique postindustrielle : on se demande
ce qu’on veut faire, et, si on n’a pas les tuyaux, on
essaie de les inventer. Mais nous avons déjà beaucoup
de tuyaux et pas grand chose dedans… Peut-être est-ce en
début de cycle (qu’est-ce qu’on veut faire ?)
qu’il nous manque quelque chose.
La
technologie n’est plus aujourd’hui de la science
appliquée, en priorité. Elle est la texture de
notre existence quotidienne, selon l’expression du philosophe
Don Ihde. Notre relation avec les artefacts technologiques est
de l’ordre de l’intime, et pas du spectaculaire.
Mais cette relation n’en reste pas moins importante, elle
caractérise le mode d’existence de l’Homo
Sapiens Technologicus. Ici, éventuellement, le philosophe
peut-être utile, avec ses grandes idées et sa vision de
loin, son recul, pour aider à voir ce qu’on appellerait
en anglais the big picture, pour aider à voir le
tableau dans son ensemble et à comprendre son sens.
Un
excellent spécialiste des technologies appliquées, le
Britannique Arnold Pacey, a étudié le cas de pompes à
eau implantées en Inde et qui cassaient inexorablement, quels
que soient les efforts des ingénieurs occidentaux. Jusqu’à
ce qu’on prenne en compte la dimension totale de l’implantation
« technique », sa dimension humaine,
psychologique, sociale, économique : on constate que les
pompes installées sur la voie publique, dont personne ne se
sent responsable, se dégradent très vite, alors que les
pompes installées chez un particulier, un chef de village
souvent (qui éventuellement fait payer une petite somme pour y
donner accès) restent en parfait état. On pourrait
philosopher ici sur les commons, les « biens
communs », et la tragédie de leur dégradation,
mais Pacey en tire surtout la conclusion suivante : la
technologie aujourd’hui n’est plus seulement une question
de mécanismes qui fonctionnent, elle est une question
d’existence humaine, globale, une dimension dans laquelle
isoler le « facteur technique » pour le traiter
séparément n’a plus de sens (le technicien
descend de l’avion, répare la pompe et remonte dans
l’avion). Je ne veux pas dire : n’a plus de sens
« philosophique », je veux dire : n’a
plus de sens opérationnel, ne fonctionne plus,
pragmatiquement. Le problème n’est pas que la situation
est « humainement » mal gérée,
mais que la pompe ne fonctionne pas ! Et notre travail est de la
faire fonctionner, pour que les « humains »,
matériels, aient de l’eau potable à boire.
Nous
savons aujourd’hui qu’on ne fait pas marcher des pompes à
eau uniquement en améliorant la lubrification, l’étanchéité
et la résistance mécanique des pièces. On ne
fait pas marcher un réseau de télécommunication
ou une usine de biotechnologies uniquement en optimisant ses
paramètres techniques. On ne gagne pas une guerre uniquement
en s’assurant de la maîtrise technique de l’espace
aérien et des voies de communication. Et si on croit qu’il
suffit d’ajouter un paramètre, le fameux
« facteur humain », on aggrave la situation.
Cette
dimension pragmatique, opérationnelle, du problème,
permet de dépasser les banalités du genre « science
sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Il ne s’agit pas de « ruine de l’âme »,
mais de cette situation nouvelle qui fait que le technologique et
l’humain s’intègrent aujourd’hui d’une
manière très particulière.
Michel
Foucault parlait des « technologies de soi » et
les référait aux écoles de sagesse antique.
Notre rapport à la technologie est différent mais le
lien entre le soi et l’appropriation des technologies reste
essentiel, autrement.
L’Internet
me semble être le modèle des nouvelles logiques de la
technologie. Une haute technologie, mais simple et robuste, dont la
valeur est devenue exponentielle à cause du primat de l’usage,
de ce qu’en font ses utilisateurs individuels. C’est une
logique d’appropriation, et c’est là le
lien le plus fort entre l’humain et la technique. Cette
appropriation n’est jamais acquise, elle est à
conquérir, à réaffirmer, elle est souvent une
réappropriation, par référence aux idées
de Thoreau, de Gandhi, d’Ivan Illich… Non parce que les
technologies seraient en elles-mêmes « aliénantes »,
comme au disait au siècle dernier, mais parce que les humains
négligent de se les approprier. Par manque de soin,
négligence, plutôt que selon un destin collectif fatal.
le
facteur humain
La
notion de facteur humain (« à ne pas
négliger… » nous rappellera-t-on ici et là)
est trop étroite. Car si le « facteur technique »
n’est pas isolable dans les technologies modernes, le facteur
humain ne l’est pas non plus. Sinon, il n’est qu’un
facteur technique de plus. Il y a au minimum une idée à
retenir de Heidegger sur la technique : la technique ne peut pas
être considérée comme étant elle-même
un problème technique.
« Facteur »
désigne en réalité celui qui fait
(facere), au sens de l’action humaine et en même
temps au sens de la fabrication (le factor effectue en anglais
un doing et un making), et nous devrions approfondir
cette notion. Le « facteur humain » n’est
pas un paramètre (humain) mais un acteur :
le soi qui agit. Dans la transmission culturelle, dans l’éducation
des humains, c’est cela que nous recherchons : un soi
capable, au sens que donne Paul Ricœur à ce
terme — capable d’action, de responsabilité,
d’être soi. Exactement le contraire d’un paramètre.
Malheureusement,
c’est là que nous sommes peut-être en difficulté,
et pas seulement dans les écoles d’ingénieur.
Dans nos sociétés, l’abondance produite par la
technologie, abondance matérielle mais aussi abondance
informationnelle, n’est pas utilisée pour produire des
sois capables, des sois consistants, mais en grande partie me
semble-t-il pour produire ce que les philosophes appellent
« déréliction » chez les
individus et ce qu’on peut appeler « désuétude »
dans les institutions. Des sois et des institutions qui ne semblent
plus être habités par de l’humain (c’est
le sens du mot « déréliction »).
Je pense à ces expériences de cauchemar où l’on
a envie de hurler « Mais est-ce qu’il y a quelqu’un
là-dedans…? ». Ce cauchemar est réel,
face à certaines institutions mais aussi face à
certains humains. Où sont les « quelqu’uns »
qui seraient quelqu’un ? Qui pourraient répondre ?
Nous avons à les former, ou plus exactement à les
susciter.
Non
pas parce que la modernité technologique « déshumanise »,
ce qui est une banalité et surtout une absurdité, mais
parce que nous ne prenons pas assez soin de nous humaniser
dans le sens nouveau que nous impose la nature du monde moderne.
L’idée que je défends (plus de technologie
implique plus de formation humaine) ne signifie pas : pour
« résister » à la technologie,
facteur humain contre facteur technique ; mais au
contraire : pour réaliser les potentiels de la
technologie, les potentiels humains de la technologie.
J’ai
été très étonné, et en réalité
je l’avoue un peu déçu, de constater que souvent
les sciences humaines pratiquées en école d’ingénieur
sont des réflexions sur la manière de « résister »
à la technologie. J’y ai entendu bien des exposés
sur les dangers, notamment politiques, que représentent les
réseaux d’ordinateurs par exemple, et peu de choses sur
ce qu’on peut en faire, notamment d’humain :
maintenir un contact avec des proches qui sont au loin, accéder
à un contenu culturel (audiovisuel ou « grand
texte »), apprendre vite et bien dans n’importe quel
domaine, s’exprimer…
L’exemple
de la médecine est parfait pour démontrer à quel
point on ne peut pas du tout, à aucun moment, dissocier
l’humain le plus élémentaire du technologique le
plus avancé, et à quel point, donc, la question est de
comprendre comment le plus humain est un plus technologique
(souvent : un mieux technologique, mais j’affirme
que c’est cela une meilleure technologie). La
souffrance et l’attente du patient, sa demande ou sa
résistance, la responsabilité du soignant, ses propres
attentes, composent une situation unique, au même titre que le
scanner ou l’interféron, dans un réseau où
les humains et les non-humains échangent sans cesse, un réseau
hybride d’humain et de technologie. Nous sommes en train de
dépasser une médecine « industrielle »
qui soignait des pathologies et pas des humains, nous réintroduisons
en médecine une logique du soin, qui est typiquement
mixte d’humain et de technique, indissociables à
tout niveau de toute procédure médicale —
depuis la fécondation assistée jusqu’aux soins
palliatifs, en passant par la mesure de tension artérielle. Il
serait catastrophique de concevoir ce « retour du facteur
humain » en médecine comme un combat contre la
technologie, c’est au contraire la voie pour réaliser le
meilleur de la technologie.
la
diffusion culturelle et l’enseignement supérieur
Comment
« travaille »-t-on le facteur humain, dans le
monde contemporain ? Cette question bien mal posée mérite
pourtant réponse. Par la culture. L’humain, ça se
cultive, littéralement et dans tous les sens du terme. La
diffusion culturelle, ou la transmission culturelle, doit devenir,
dans le monde de l’abondance, une dimension « pervasive »
(omniprésente ou presque, même si discrète, se
répandant très vite) de la vie individuelle et des
communautés humaines.
Cette
culture, qui serait celle de l’Homo Sapiens Technologicus, sera
donc la mise en capacité d’un soi, une culture de
soi, de ses potentiels, et de la manière de les conjuguer à
ceux des autres et du monde. C’est la différence entre
former et formater (effacer toute information pour
mettre aux normes). Selon ce que j’ai cru comprendre de ce
colloque, c’est à cela que vous travaillez, c’est
de cela que vous élaborez et testez les méthodes.
Il
se s’agit pas de « haute culture », un
terme désuet, qui ne veut rien dire et qui désigne chez
ceux qui l’emploient emphatiquement la culture des professeurs
de Français cinquantenaires, à base de littérature
française du XIXe siècle. Cette culture morte formate
les jeunes esprits plus qu’elle ne les forme, j’en suis
désolé. Ce n’est plus de telles élites
formatées que nous avons besoin. Même les « élites
technologiques » pour une techno-démocratie sont
très différentes des élites techniques de la
société industrielle.
Qu’était
la culture technique à l’âge industriel ? Un
savoir spécialisé, une responsabilité de
décision et de gestion exercée par quelques-uns et qui
impactait tout le monde. Et aujourd’hui ? En quel sens
peut-on parler d’une culture technologique ? La
technologie est faite d’une multitude d’artefacts qui
sont à la disposition de tout le monde, faciles à
utiliser (malgré ce que disent les esprits chagrins), insérés
dans l’intimité des existences, dépendant de plus
en plus de décisions qui appartiennent aux utilisateurs
(primat de l’usage). Nous sommes de fait dans une
techno-démocratie, même si nous restons en droit dans un
régime de délégation des pouvoirs typique de
l’âge industriel (délégation politique,
technologique, éthique).
En
pratique, nous avons les moyens d’une diffusion culturelle qui
ferait exister dans les faits ce potentiel de techno-démocratie.
La formation des adultes, Formation Continue ou cours Inter-Âges,
occupent une place de plus en plus importante dans l’enseignement
supérieur, les interventions d’universitaires en
entreprise, mais aussi vers le grand public via les médias, à
commencer par le Web, les médiathèques, etc., tout cela
participe d’une « demande sociale » à
laquelle on ne peut pas répondre par des pratiques de
« formatage scolaire ». On peut ne pas y
répondre du tout, certes. Mais c’est une opportunité
de diffusion culturelle au sens dont je parle. En pratique, dans mes
salles de cours, les étudiants de 3e âge ou
les cadres en pleine vie active qui viennent chercher quelque chose
de « formant » matérialisent cette
mission de diffusion culturelle qui interpelle l’enseignement
supérieur aujourd’hui.
J’appellerai
volontiers culture de la culture l’objectif de formation
humaine qui nous est devenu nécessaire. Il s’agit de ce
que doit savoir et surtout savoir faire le soi dans le monde de
l’abondance : utiliser les accès disponibles, pour
se construire et participer à des projets collaboratifs. Ne
pas subir les flux d’information mais savoir accéder
aux contenus permettant de construire un soi consistant. Ne pas
déléguer les prérogatives de responsabilité
dont il pourrait avoir la charge lui-même. Il ne s’agit
pas d’une culture de contenus, de possessions cognitives —
moins que jamais. Il ne s’agit pas non plus de la « vraie »
culture qu’il faudrait « protéger ».
Cet objectif ne correspond plus au réel de notre civilisation.
La formation d’une élite, culturelle et technologique,
est à mon avis en même temps la mise en place des
moyens de la diffusion culturelle la plus large. Pourquoi et
comment ?
Je
l’affirme, en tout cas, à partir de mon expérience :
entre les livres pour enfants à partir de huit ans (j’en
ai coécrits 45…) et les cours d’agrégation
à la Sorbonne, je sens bien que je fais la même chose,
exactement la même chose. J’ai essayé aussi de
faire un livre sur la technologie qui s’adresse en même
temps aux universitaires et au public (au lieu de faire deux livres,
un pour le prestige et l’autre pour les ventes). Je suis
convaincu que cette unification culturelle, difficile à
définir, caractérise la modernité et constitue
un potentiel extraordinaire.
Nous
ne sommes plus à l’ère industrielle. Les
établissements d’enseignement ne sont pas des usines,
des chaînes de transformation du matériau humain, avec
des tests en entrée (concours) et en sortie (examens), et dont
la pédagogie serait une sorte de procédure qualité.
Nous devons tourner cette page de production industrielle d’une
élite, redéfinir la mission de l’enseignement
supérieur.
Ce
n’est pas un projet de réforme institutionnelle :
j’ai personnellement abandonné toute idée de
réforme de l’institution après deux ans
d’exercice dans l’Éducation nationale. Je crois
que les vrais problèmes ne sont plus au niveau des
institutions. Ils sont au niveau des acteurs. La désuétude
des institutions peut s’accompagner d’une nouvelle forme
de mobilisation des acteurs.
Ce
n’est pas l’institution qui forme des sois consistants…
mais elle n’empêche pas non plus de le faire, en réalité,
en tout cas dans mon expérience. Nous avons tendance à
voir ce que les institutions qui nous emploient nous empêchent
de faire ; je propose que nous fassions d’abord tout ce
que les institutions qui nous emploient ne nous empêchent pas
de faire, et je fais l’hypothèse que la situation
globale en sera sensiblement modifiée. Telle est l’approche
pragmatiste en philosophie : malgré tout ce qu’on
n’arrive pas à faire au niveau global, faisons tout de
suite tout ce qu’on peut faire au niveau local, et prenons le
pari qu’après cela les données du problème
« global » seront modifiées. Je tiens à
votre disposition un stock d’exemples concrets, qui vont de
« disposer les tables en cercle au lieu du rang
d’oignons » jusqu’à un principe digne
de Gandhi : « juste ne pas participer à ce
qu’on condamne ».
L’enseignement,
et particulièrement les humanités dans l’enseignement
supérieur technologique, sont directement concernés par
cette pragmatique. La transmission humaine de la culture est à
mon avis au cœur des nouveaux problèmes opérationnels
dans notre monde. La culture, entité fonctionnelle s’il
en est (dans le vocabulaire de la gestion des entreprises) doit se
développer aujourd’hui, je crois, en une sagesse
opérationnelle capable de répondre à
la technologie. Répondre signifie : il y a quelqu’un
qui est en capacité de dire quelque chose, il y a un
interlocuteur, un autre.
Pour
préparer cette conférence j’ai exploré des
travaux sur la question et discuté avec plusieurs enseignants
en écoles d’ingénieur. J’en retire
l’impression que les soucis d’« employabilité »
des élèves-ingénieurs sont au premier plan —
ce qui serait bien plus acceptable si nous avions une idée
plus juste de cette « employabilité ».
Pour y travailler, il faudrait peut-être cesser de rechercher
des « retombées opérationnelles de la
formation en sciences humaines », comme le demandent,
semble-t-il, des conseils d’administration un peu déphasés
culturellement : pas plus que la technologie n’est de la
science appliquée, l’humanité de l’homme
n’est de la science humaine appliquée. En raisonnant
ainsi, en termes d’application « mécanique »,
on parvient à des aberrations : j’ai entendu parler
de programmes qui forment les élèves-ingénieurs
au savoir-être… en entreprise. Passer du
savoir-faire au savoir-être, c’était bien, mais il
faut encore faire un effort pour élargir ce savoir-être
au-delà de l’employabilité en entreprise (telle
qu’on l’imagine dans les écoles). — Car je
me demande si les moins employables de tous les humains ne
sont pas aujourd’hui ces « élites »
formatées, qui ne ressentent même pas la désuétude
de leur arrogance technocratique.
Vous
pouviez penser jusque-là que je prêchais pour ma
paroisse, c’est-à-dire les humanités, par
opposition aux enseignements scientifiques et techniques… :
pas du tout ! Au contraire, car ce clivage entre deux types
d’enseignements, la fracture des « deux cultures »
(sciences et humanités) nous ramène à celui que
je conteste, le clivage entre le facteur technique et le facteur
humain. L’intégration du technique et de l’humain
s’applique à toute activité de formation. Sans
empiéter sur le terrain des sciences de l’éducation,
simplement par référence aux multiples expériences
que nous avons tous vécues, je crois qu’on peut définir
deux extrêmes : des enseignement supposés
« culturels » ou relevant des « humanités »
et qui sont en réalité morts, et mortifiants, des
exercices de soumission symbolique où le professeur fait
sentir au groupe de jeunes gens enfermés dans sa classe qu’ils
sont bien loin de la vraie culture, que lui possède et protège
(contre eux, en fait). Et à l’autre extrême, ces
valeurs humaines que nous avons apprises autrement que par le canal
officiel, je pense aux expériences de la vie extrascolaire,
bien sûr, mais aussi à l’expérience
humaine de l’enseignement en tant que telle. Car
l’enseignement est une relation humaine, qui donne un sens
particulier au « facteur humain ». Sans revenir
à la notion dévalorisée de « charisme »
que détestent, je crois, les sciences de l’éducation,
nous avons tous appris des choses humaines en cours de maths ou en
cours de gym. Cet apprentissage (positif ou négatif
d’ailleurs) se faisait dans la relation humaine, certes, mais
de manière indissociable dans la relation pédagogique
« technique », dans l’apprentissage d’une
technique de calcul ou de saut en hauteur. On apprend beaucoup plus
que le vélo quand on apprend à faire du vélo
avec son père ou sa mère. Conduire une voiture ou
téléphoner sont des activités indissociablement
humaines et technologiques, enseigner les maths ou la chimie aussi. —
Il faudrait ajouter la dimension collaborative de
l’apprentissage, collaboratif entre enseignés et entre
enseignants, mais ce serait entrer vraiment dans les sciences de
l’éducation et je ne le veux pas.
Quel
rapport avec le sujet ? Celui-ci : la capacité
humaine d’investir de sens et de valeur la relation
d’enseignement est la même que la capacité humaine
d’investir de sens et de valeur les technologies. C’est
pour cela que mieux comprendre ce qu’est l’humain dans
notre monde technologique c’est aussi mieux comprendre ce que
peut être la relation humaine d’enseignement aujourd’hui.
C’était en tout cas l’intuition que j’ai
essayé de développer pour répondre à
votre invitation.
conclusion :
banalités ?
L’enseignement
supérieur pour les temps de haute technologie n’a pas à
s’inquiéter seulement de la course à plus de
technologie, son problème central n’est pas la
divination de ce qu’auront besoin de savoir les ingénieurs
de demain. Ce n’est plus avec le savoir que nous avons un
problème, nous avons beaucoup de savoirs et des méthodes
pour en produire. Nous avons beaucoup de tuyaux et des méthodes
pour fabriquer d’autres tuyaux.
Le
problème central de l’enseignement est ce qu’auront
besoin d’être les ingénieurs, décideurs
et techniciens de demain. Voilà en quoi nous autres, pauvres
enseignants, pourront faire la différence entre la
reproduction du monde industriel et la construction d’un monde
plus technologique et plus humain.
Suis-je
vraiment allé au-delà des banalités ?
Finissons pas cet exercice d’autodépréciation.
Peu importe finalement, je vais conclure par une suggestion de
William James qui est une leçon de sagesse : lorsqu’on
essaie d’apporter des idées nouvelles, on commence par
vous dire que ce n’est pas vrai et que vous avez tout
simplement tort. Puis, au bout d’un certain temps, variable,
vos idées s’imposent et alors on commence à vous
dire que certes c’est vrai mais que tout le monde le sait et
que ce sont des banalités. Et James de conclure :
j’espère tristement que mes idées sont en phase
2. Moi aussi.
Je
vous remercie de votre attention et vous cède bien volontiers
la parole.
Bibliographie
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thinking, New York, Longmans, Green, 1907 ; Prometheus, 1991 -
http://www.brocku.ca/MeadProject/James/James_1907/James_1907_toc.html
- trad. E. Le Brun, Le pragmatisme, Paris, Flammarion, 1911
HARRISON Andrew, Making and thinking: A study of intelligent
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BORGMANN Albert, Technology and the character of contemporary
life. A philosophical inquiry, Chicago U.P., 1984
IHDE Don, Technology and the lifeworld. From Garden to Earth,
Bloomington, In, Indiana University Press, 1990
RICOEUR Paul, Soi-même comme un autre,
Paris, Seuil (Points Essais), 1990
PUECH Michel, Homo sapiens technologicus.
Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la
sagesse contemporaine, Paris, Le Pommier, 2008 –
http://technosapiens.free.fr
Contact
Michel.Puech@paris-sorbonne.fr
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